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Isularama
13 janvier 2011

Rappel à l'ordre

Bonjour Jean-Félix,

Vous n'avez pas utilisé Facebook depuis un certain temps.
Vous avez raté des notifications pendant votre absence.

Voilà ! Tu souffles un peu. Tu décroches et tu décompresses. Et tu te ramasses un rappel à l'ordre du nouveau Directeur des Ressources Humaines. Il tient le décompte de tes entrées et sorties. Il les épluche. Il te signale que la récréation est terminée, et qu'il est temps de retourner jouer avec les copains. Tu te désintéresses trop longtemps à son goût – qui n'est qu'une norme statistique – du jouet. C'est suspect. Ça peut flairer bon une remise en cause de la notice d'utilisation. Surtout le chapitre « bénéfice personnel de l'utilisateur ». C'est grave. Ça peut vouloir dire que tu crois plus à rien. « On t'as pas vu au catéchisme. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? » Tu réponds rien. C'est encore plus grave. « Ça cache quelque chose. Faudrait pas que tu files un mauvais coton. Mauvaises rencontres ? Mauvaises pensées ? » Oui. Mauvaises pensées. Ça me rappelle l'école militaire. Tous les quinze jours le pèse-personne circulait dans les chambres, avec la feuille de poids nominative. C'est le matin au réveil. Le préposée à la corvée de pesage t'interpelle, te demande de monter en slip sur la balance. Lit les indications du cadran. Enregistre l'information stratégique sur ses abaques. Passe au suivant. Rituel ? Suivi médical ? Etude statistique ? T'en sais rien. Personne n'a expliqué le but de la manœuvre. Toi, t'es là pour apprendre et tu aimes bien savoir. Erreur ! T'es là pour réussir, et on examine sous toutes les coutures si tu es un bon élément ou quelqu'un qui fait pas l'affaire. T'as pas à savoir comment ils s'y prennent pour savoir. T'as même pas besoin de croire qu'il y a quelqu'un qui a réfléchi à l'affaire. Qui a réussi à convaincre les hauts responsables de mettre ça au programme. T'as pas à savoir si c'est parti d'un toubib ou d'un marchand de balances. On te demande pas grand chose. T'es déjà en slip. Tu cliques où on te dit de cliquer, et basta. Et bien, moi, je pense que je suis là pour apprendre et je veux savoir. Pas tout, j'y arriverais pas. Mais juste assez pour entretenir la différence entre des bestiaux à l'engrais passant au contrôle vétérinaire, et des primates supérieurs à qui tu peux, en plus, raconter des histoires. Ça aime bien ingurgiter sa pitance en se racontant aux uns et aux autres pleins de grandes histoires de vitamines et de calories. Plein de petites histoires, aussi, sur avec qui où quoi comment et avec quels effets ça a mangé une fois un truc totalement pareil ou radicalement différent. Ça fait même des repas spéciaux où on mange des trucs spéciaux qui racontent une histoire précise. Ça peut même ne pas manger du tout pour mieux faire passer toute seule une histoire qui vaut vraiment le coup d'être avalée à jeun. Et bien moi je suis un primate supérieur et je veux savoir, même si c'est pour apprendre que je suis un primate supérieur inférieur. Je sais bien que suis en bas de l'échelle. En gros, l'histoire est simple : s'agit d'apprendre à gravir les échelons. Et bien, c'est pas si simple que ça. Si tu crois qu'en faisant rentrer dans ta tête un max de connaissances ça va aller beaucoup mieux pour toi, tu te goures à cent pour cent. Faut apprendre à faire semblant d'être pareil qu'un primate supérieur supérieur pour avoir des chances d'en devenir un. Si t'as remarqué que ça sirote son Saparale rouge cuvée Casteddu en racontant des histoires de « belle robe grenat intense, d'arômes complexes de cuir, d'épices, de vanille, de très belle matière, ample et généreuse, longue et charpentée », t'as compris que ça, c'est une histoire à apprendre. Te reste plus qu'à apprendre à raconter des histoires. Fais pas comme moi. Surtout pas comme moi ! Je voulais connaître le pourquoi de la balance. Je me demandais qui, dans la hiérarchie militaire, épluchait des courbes de poids. Lorsque l'élève de corvée m'a présenté la balance, je lui ai balancé : « Pour moi, ça n'a pas changé. Toujours 79 kg plus ou moins une demi-livre. ». Il me remercie d'écourter de la sorte son boulot. Travail d'une ingratitude absolue : c'est pas avec ça qu'il va se faire sa propre histoire, son patchwork de faits d'armes cousus de citations. Il note et passe au suivant. En plombant mon poids probable de 10 kg. Je devrais donc savoir. Je ne tarde pas à savoir. Convoqué dans le bureau du capitaine. Il n’est pas seul. Le commandant est à ses côtés. Tous les deux bras croisés et fesses appuyées sur le bord du bureau. Position interrogatoire musclé imminent. J’enchaîne à la perfection garde à vous, salut et main qui claque sur la cuisse. Pas même droit à un salut en réponse. « Ça va… » Et ça enchaîne : « Vous savez pourquoi vous êtes ici ? » Ça, je le retiens. Belle manière de déstabiliser celui qu’on convoque en lui demandant d’énoncer lui-même le motif de la convocation. J’ai droit au regard glacé estampillé ennemi intérieur. Le capitaine prend la feuille de pesée sur son bureau, la brandit devant mes yeux et attaque : « Cacciamosca, il y a deux solutions. Où vous vous êtes pesé avec les rangers, où vous me prenez pour un con. » Je me redresse au garde à vous : « Mon Capitaine, je me suis pesé avec les rangers. » Là, j’ai appris, le voyant s'accomplir sous mes yeux, qu’une décharge soudaine d’adrénaline faisait effectivement virer immédiatement au rouge carmin le front et les joues. Le commandant pose un regard condescendant sur le capitaine, se tourne vers moi et me donne calmement congé. Le capitaine crie « foutez-moi le camp », en lâchant autant de postillons que de décibels. Je savais déjà qu’un interrogatoire se conduisait à deux en se partageant d’avance les rôles du bon et du méchant. Je savais aussi la seule stratégie recommandée par le manuel, dans ma position, était le silence et le rappel des conventions de Genève. J’ai appris, à partir de là, que le manuel restait muet sur la conduite à tenir en cas de réintégration suivi de harcèlement. J’ai aussi appris que la psychanalyse était l’art de remonter d’un fait anodin aussi loin que possible dans la recherche de sa première occurrence. Merci Facebook de m’avoir aidé à faire réapparaître à la surface ce vieux souvenir que je projette sur ton message à la con. C’est vrai que je ne suis pas encore allé chercher d’où me vient le plaisir de débusquer sous les apparences le schéma qui leur donne sens et forme, plutôt que de tisser sur elles la belle histoire qui les fait avaler en l’état.

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