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Isularama
16 mai 2012

Memento « Terra Nostra »

Hier, mardi 15 mai, l’auteur de Terra Nostra est décédé. L’œuvre immense de cet auteur ne se réduit pas à ce roman, mais c’est le premier qui me vient à l’esprit. Carlos Fuentes y plante le personnage d’un seigneur castillan glissant de l’exercice de la puissance absolue aux tourments du doute radical. L’ultime entreprise politique de son héros héréditaire est l’érection d’un mausolée à la gloire de ses ancêtres. Il s’y enferme. Condamné à la régression à perpétuité. Terra Nostra me vient à l’esprit, alors que je scrute les signes avant coureurs de la sortie, imminente, du prochain roman de Jean-Pierre Santini. Je savais qu’il serait long. Je ne doute pas qu’il répète les audaces de Nimu, qu’il en décante aussi les fulgurances et les lenteurs. Pour en juger, peu de chose, pour l’instant. Des bribes. Naguère, l’avers et le revers de la couverture (on en a déjà parlé). Aujourd’hui, en bonnes feuilles, un fragment qui pourrait bien être l’incipit. Le cadre se précise. On est passé outre la date fatidique de la fin du monde selon le calendrier Maya. On est en 2050. C’est pas Saint-Germain-des-Prés envahi par des cohortes de flagellants. C’est juste un vestige de la cellule politique fondamentale de la Corse : un village. On sait qu’aucun ne meurt tant qu’y subsistent deux individus capable de se disjoindre en parti et contre-parti. Rideau…


1. Le monde était entré dans une ère obscure.

La tribu résiduelle d’Imiza avait sollicité un certain Jules Antoine Pottier, retiré depuis peu au village, pour occuper la fonction ingrate de premier magistrat. Plus personne n’en voulait. Les membres les plus avertis du clan local s’étaient accordés pour confier la charge des affaires publiques au nouveau venu. Succédant à l’honorable Clément Poli, élu sans opposition depuis trente-six ans, Jules Antoine Pottier assura donc la continuité du pouvoir municipal dans une commune peuplée de treize habitants mais dont les listes électorales comptaient une trentaine d’inscrits ce qui facilitait, selon la coutume, les dotations budgétaires de l’Etat et diverses subventions. Le calendrier planétaire, objet de longues négociations entre les délégués des peuples, peuplades, tribus et autres ethnies inaugura l’ère nouvelle au lendemain du 31 décembre 2049. La liste de Jules Antoine Pottier fut élue sans surprise aux élections municipales du 8 mars de l’an 1. La cérémonie officielle d’investiture passa inaperçue dans un monde qui abordait sans heurt le temps de sa déconstruction. Certes, il y avait encore, ici où là, quelques îlots de résistance à une politique globale caractérisée par un processus irréversible d’effacement. Un habitant d’Imiza s’était toujours tenu en marge. Les autres prétendaient qu’il souffrait de confusion mentale. Le désordre semblait régner dans la tête de François Marie Carlotti dit «Natalucciu». Pourtant, nul ne gardait mieux que lui la mémoire du pays et des gens. Ancien cantonnier, il connaissait le village comme sa poche pour y avoir inscrit partout la trace de son labeur. S’il ne savait ni lire ni écrire, il recopiait parfois, sur de petits carnets, des mots qu’il ne comprenait pas. Par contre, il laissait les paroles filer de sa bouche au point qu’il peuplait à lui seul, dans les jours interminables, le silence logé au cœur des hameaux. C’est lui, mais à sa manière, qui commenta l’intronisation du nouveau maire devant une poignée de témoins oublieux. Pourvu que l’on prête l’oreille, que l’on soit attentif au remuement des pierres sur les chemins, au froissement des herbes dans les fossés, aux brises légères qui montent de la mer et délivrent doucement les secrets dans le tumulte des frondaisons, on entend, aujourd’hui encore, parmi les ruines d’Imiza, la voix de Natalucciu mêlée par bribes au chant épuisé de ce désert de rocs et de landes.


Jean-Pierre Santini,
L’Ultimu (à paraître). 


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