L’Ultimu, dernier roman de Jean-Pierre Santini (1)
Rendons tout d’abord hommage à la personne à qui a été confié le soin de typographier l’ouvrage. C’est, en effet, un signe de puissance sociale que de réussir — sans patente reconnue ni compétence affirmée — à mettre la main sur l’exécution de tâches spécialisées, ou de se les voir confiées. Plus la capacité d’action est ouvertement dissociée des habilitations à faire fondées sur une maîtrise de l’art effective et reconnue, plus il est patent que celui qui agit jouit, dans le groupe social qui l’emploie, de prérogatives n’ayant rien à voir avec sa capacité à œuvrer selon les règles de l’art. Peu importe qu’il en résulte une réalisation très en deçà de ce que permet l’état de l’art : en fait, plus le résultat s’en écarte, mieux est affirmée la capacité du groupe à gérer la distribution des tâches selon ses propres règles, et à renforcer le poids de ces règles en tenant délibérément à l’écart quiconque les mettrait en danger en introduisant dans le faire collectif des raisons allogènes susceptibles d’en perturber le jeu ordinaire, c’est-à-dire ses manières d’activer les capacités d’action endogènes, fussent-elles dérisoires, et d’inhiber les exogènes, fussent-elles expertes.
Au demeurant, L’Ultimu était un projet complexe, dérogeant aux lois ordinaires du genre romanesque. Il n’eut pas souffert d’une typographie intelligente, et de directives éditoriales adaptée à la littérature de fragments, aux lectures multiples et labyrinthiques qu’elle offre. Dans le domaine des sciences du document, on parle de granularité pour caractériser la dimension moyenne d’une unité de lecture, et poser des balises permettant au lecteur de se repérer dans la masse des grains. Dans le domaine de la linguistique on distingue la matérialité de l’énoncé, notamment écrit, de l’immatérialité de l’énonciateur. Or L’Ultimu rassemble, sous d’infimes variations matérielles, des textes supposant une multitude d’énonciateurs, parfois réels pour les textes cités, parfois fictifs pour les propos attribués aux personnages convoqués au roman, parfois semi fictifs pour qui aurait capacité à lire certains passages comme un texte à clef. S’y ajoutent ces énonciateurs particuliers qui viennent superposer au texte ses titres, parfois de manière lointaine et systématique, parfois au plus près du fragment qu’ils annoncent. À cet égard, c’est dommage que l’édition de cette somme ait été conduite avec une lecture qui semble bien n’avoir pas eu d’autre empan que le signe à signe. Lecture plate et sans relief. Mise en forme plate et sans relief, coulée comme une dalle de béton. Dommage.
Le texte, ou plutôt la masse de textes, méritait que la créativité qui se déploie dans l'écriture soit accompagnée d’un minimum d’inventivité dans la présentation. La fiction d’un regard posé en 2050 sur des fragments d’aujourd’hui — dès lors transformés en archives — permettait pourtant une mise en livre futuriste, si ce n’est une composition les parant de l’habillage des textes sacrés. Un livre qui aurait accueilli l’œuvre du Verbe. Fragmentée. Inachevée. Mille feuillets pour projeter la folle idée d’un peuple corse maîtrisant son destin dans un futur où son effacement serait déjà consommé. Mille pages versées à l’histoire future de la dislocation d’un rêve vitreux plus que cristallin. Un rêve dont nous portions et portons encore les blocs érodés. Les arènes. Les limons. Chacun à notre façon. C’est ainsi que la Corse est en nous. Chacun son fragment. Son attache. Son engagement. Son histoire. Sa vérité. Son parcours. Son destin. Sa Corse. Pour certains, protégée par la rêverie solitaire. Pour d’autres exposée dans les manigances publiques. Et pour quelques uns consommée dans les errements de l’action violente, ou exaltée dans les fastes de la délinquance réussie. La littérature de fragment sied bien à cette histoire là, qui raconte non pas la fin de l’histoire et son éclatement global, mais son ébullition diffuse, permanente et si bien partagée que tous la portent. Tant bien que mal. Envers et contre tout. Jusqu’au dernier. Comme un fardeau. Comme un flambeau.
Le fragment sied autant au « roman national corse » qu’à son territoire cloisonné, sa société segmentée, son imaginaire morcelé, son peuple démembré, son sort abandonné au jeu incertain des solutions individuelles et des échappées solitaires. L’Ultimu, dernier roman de Jean-Pierre Santini, plonge délibérément dans le genre. Eclatement du récit. Dislocation du puzzle, partiel, bancal, inachevé dont certains avaient entrepris la construction, par la voie de la révolte — pure et lyrique ou dure et dramatique —, en espérant être à la fois l’attracteur rassemblant les pièces, la raison les aboutant les unes aux autres et le ciment conférant sa solidité à l’image finale. Révolte posée dans une juxtaposition d’actes symboliques, parfois violents, pas toujours insensés. Révolte exposée, aussi, dans une succession de textes publics visant, pour les uns, la mobilisation des énergies et, pour les autres, la justification des actes. Révolte extériorisée dans le simple effort de rester soi même et d’en assumer le coût. Manque le texte intermédiaire, la chronique des débats internes et des décisions intimes. Rien de plus oxymorique qu’un journal officiel de la spontanéité clandestine. Rien de plus improbable qu’une chronique du flux et reflux des doutes et des certitudes, des audaces et des timidités. Rien de plus paradoxal que l’histoire officielle d’un soulèvement : ça ne s’écrit que dans la victoire, lorsqu’un nouveau pouvoir se consolide en construisant a posteriori le récit mythique de sa fondation sanglante. Effacement de la dimension humaine, triviale, terre à terre, myope, sordide. Exaltation de la dimension héroïque, sublime, sanctifiée. Chacun trouve alors son compte à habiller du mot des mythes les gestes les plus insignifiants comme les grands faits légendaires. Unir. Jusqu’au dernier.
À suivre…
[] Xavier Casanova