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Isularama
8 septembre 2012

L’Ultimu, dernier roman de Jean-Pierre Santini (6)

L’ULTIMU_CUL DE LAMPE

Sur les 21363 signes de l’article époustouflant par lequel Charlie Galibert restitue sa lecture de L’Ultimu, [LIRE] une incise de 217 signes (1%) m’interroge directement.
C’est lorsqu’est évoquée la manière dont l’auteur, de toute évidence, se projette lui-même dans deux de ses personnages, Andria Costa et Samuel Romani :

« Cet art du dédoublement, de la démultiplication, de la méta-méta-réalité ou de la méta-méta- littérature, relèverait certainement, pour la vénérable académie des psychiatres, d’une taxonomie en termes de paranoïa ou de schizophrénie (peut être Xavier Casanova pourrait-il nous renseigner, lui qui sut composer un traité d’« humanités résiduelles », sans que l’on puisse conclure, avant enquête, si se fut avant ou après la disparition de l’ultimu ?). »

MISE AU POINT

Avant toute réponse, une précision s’impose : « Fragments philophoriques à l’usage des survivants : petit précis d’humanités résiduelles » a été composé non pas par moi, mais par Alexandre Ducommun. Que cette œuvre me soit attribuée m’honore, tant il s’agit, à mes yeux d’un très grand texte, posant une réflexion qui se recoupe très bien avec la voie ouverte par Jean-Pierre Santini dans « L’Ultimu », comme avec l’exégèse qu’en donne Charlie Galibert.

Dans ces « Fragments … à l’usage des survivants », de quoi est-il question ? De deux textes emboîtés, qui alternent et se répondent l’un l’autre. Le premier texte, frivole et fragmenté, raconte comment l’auteur échoue aussi bien à se raconter lui-même qu’à inscrire son personnage, Papinet, dans un vrai roman. Le second, dense et compact, est un essai philosophique de très haute tenue — érudit, argumenté et profond — sur le rôle du récit, et de ses véhicules littéraires, dans la construction du fait social et de la norme régulant le vivre ensemble des groupes humains. Pour faire bref, les « humanités résiduelles » sont ce qui restera lorsque nos mythes fondateurs auront été laminés par le « story telling », la nouvelle manière de réciter l’ordre mondial et son triomphe.

Rendons donc à Alexandre ce qui revient à Ducommun, et à son éditeur — son et votre serviteur — le jeu formel avec la dimension graphique de l’ouvrage. Certes, ce n’est pas rien, dans la réception de l’opus, mais c’est loin d’être tout. Tout au moins pour cet ouvrage, qui manque davantage de lectures éclairées — deleuziennes et foucaldiennes, notamment — que de valeurs intrinsèques, littéraires et philosophiques.

REALITE

Sur la question de « La réalité de la réalité » façon Watzlawick, posée par Charlie Galibert, on en trouvera de belles illustrations dans les « Fragments », par exemple dans le passage du dialogue Fou-Psy, où le patient fait sortir le psychiatre de ses gonds en lui demandant « Qu’est-ce que la réalité ? ». Elle se trouve aussi, plus loin, lorsque le patient rejoint le groupe des malades à qui est offert — pour les aider à renouer avec le sens du réel, chez eux réputé défaillant — d’interminables séances de télévision. Au-delà de ces exemples, invitons plutôt Alexandre Ducommun à répondre par lui-même…


FRAGMENTS PHILOPHORIQUES À L’USAGE DES SURVIVANTS
PETIT PRECIS D’HUMANITES RESIDUELLES

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DEDOUBLEMENT

D’une certaine manière, voir le dédoublement sous les espèces d’un clivage pathologique de la personne, schizo ou parano, c’est ne pas voir que nous sommes sans cesse dans le dédoublement. Des exemples ? Sphère privée et sphère publique. Comportements en scène et en coulisses. Jusqu’à cette forme particulière de dédoublement clinique, théorisé et pratiqué en milieu psy, consistant à offrir au souffrant sa « bienveillante neutralité ». Jusqu’aux dilemmes que posent à ceux qui la tentent « l’observation participante » et les effets réel de leur présence dans le jeu qu’ils voudraient décrypter, en y étant sans y être. Décrypter pour qui ? Pour accroître la capacité d’agir de ceux qui sont dans l’action, ou pour alimenter la connaissance des observateurs et accroître leur reconnaissance par la cité savante ? Deuxième dédoublement : les faits et leur description dans une langue, où la même grammaire vaut aussi bien pour le mensonge et la vérité, où il faut faire son miel avec les mots disponibles et tous les sous-entendus qu’ils trimballent avec eux. Troisième dédoublement : des descriptions projetées, par l’écriture, sur une des multiples orbites du monde de l’écrit. « The World on paper », comme le dit David R. Olson. Avec ses multiples manières de conduire « la domestication de la pensée sauvage », comme le développe Jack Goody, et, désormais, de l’amplifier par la manipulation informatique des signes. Quatrième dédoublement : les écrits et leurs auteurs projetés dans la « médiasphère », comme dit Régis Debré, où se joue leur démembrement, au vu de tous, dans ce grand amphithéâtre de dissection où le même scalpel taille aussi bien dans la racaille que dans le génie pour servir aux foules assemblées le sacrifice répété qui les tient en émoi. Et les écrase en réduisant la normalité à ce qui reste de ce grand dépeçage. Cinquième dédoublement : le corps social partagé en observants et observés, selon qu’on a, simple mortel, les pieds sur terre ou, gardien du temple, les yeux rivés sur le dispositif de surveillance et les mains sur ses tablettes, ses manettes et ses gâchettes. Sixième dédoublement : le seul texte de poids est celui qui s’écrit de lui-même en consignant de manière de plus en plus fine l’extrême traçabilité de nos existences fluctuantes et fugaces d’hommes appareillés. Septième dédoublement : le papillon se croit réellement responsable du tsunami et, contrit, entre en lutte avec lui-même pour se corriger de son absolue faiblesse. Et on arrêtera là l’énumération, parce que notre mémoire de travail ne peut guère embrasser davantage que sept items d’un coup : limite de nos capacités cognitives.

Alors, comment se dépasser sans cesse autrement qu’en se dédoublant ? Dédoublez-vous ! Je lis « Françoise Gri, présidente de ManpowerGroup Europe du Sud : “Il faut en permanence se préparer au job d’après.” » Joli ! Je dis « Une antenne qui jouit de l’instant, une autre qui scrute les opportunités. » Pas mal ! J’ajoute « Apprendre à se nourrir du futur et non plus du passé. » Bien vu ! Je précise « Le passé, c’est ce qui est déjà mort. Le futur, ce qui vivra. Le présent, ce qui crève sous nos yeux. » T’en veux une autre ? « Merci, laisse-moi quand même le temps de mâcher, déglutir, faire mon petit rôt et commencer ma digestion. » Putain ! Ce que tu es lent, toi ! Alors, je vais te dire direct cru et condensé, façon croquette survitaminée à laisser fondre sous la langue « Schizo ? Parano ? Peut-être un flash lucide dont on ne revient pas. »

APPEL AUX LARMES

Ceci dit, j’aurais préféré être interrogé sur la question du dédoublement à partir de « Codex Corsicæ », plutôt qu’à partir des « Fragments » Ducommun. J’y donne la figure du vertige — un trouble de l’oreille interne déstabilisant les autres perceptions, où sa mise en défaut sous l’effet de perceptions particulières — comme une métaphore de tous ces instants où vacillent les certitudes, où les choses du monde que l’on pensait, pour les avoir mises en mots, tenir en main aussi fermement qu’une pierre filent entre les doigts comme du sable. Par exemple, la langue de bois et la sciure pulvérulente en laquelle la transforme sa propre vermine.

« Pleure, ô pays bien aimé » disait Alan Paton. Un pasteur de village, quittant sa province à la recherche de trois des siens, découvre comment la Capitale les a engloutis dans sa modernité inéluctable et triomphante : un assassin, une prostituée, un politique. Afrique du Sud, années 50.

À suivre…

[] Xavier Casanova

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