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Isularama
11 décembre 2012

« Ces poèmes surgis d’une urgence… »

ECHARDES,
tel est le titre du troisième recueil
de Danièle Maoudj.

ECHARDES

Sous cet intitulé, j’aurais bien imaginé un ouvrage de micro-psychologie sociale, à ranger à côté du Stigmates d’Erwing Goffman et de sa réflexion générale sur les « contacts mixtes » entre gens dits normaux et individus stigmatisés, c’est-à-dire porteur d’un signe de différence, dans des groupes quelque peu obsédés par leur propre normalité. Alors, qu’est-ce qu’une écharde ? Une petite pique non léthale reçue à fleur de peau dans des interactions très ordinaires. Blessure de très basse intensité infligée — sauf la protection des bonnes carapaces ou le confort des immobilités absolues — à tout ce qui bouge ou diffère dans un environnement singulièrement cloisonné, hérissé de peurs, tapissé de précautions et truffé de jugements péremptoires.

Dans sa préface, Téric Boucebci évoque Giordano Bruno, soulignant ainsi sans détour que le bûcher est l’asymptote des échardes, l’état terminal et enfin stable d’une suite infinie de très petites agressions quasiment normales. Dans sa postface, Tarik Mira évoque Jean Amrouche, qui soulignait à sa façon le poids des mépris très ordinaires et leurs répétitions à doses homéopathiques. Mépris de soi et mépris de l’Autre, pour qui fige la normalité de sa petite histoire dans les moments les plus visqueux de notre Histoire collective. « Le plus méprisable, le plus déshérité, le plus stupide des colonisateurs, se sent fondé à mépriser le plus billant des colonisés »*, disait-il, après avoir rappelé que « L’homme ne peut vivre (…) s’il ne peut avouer son nom ».

Entre préface et postface, le recueil s’ouvre ainsi sur « les faux pas de l’histoire », et le père arraché à ses montagnes du Djurdjura. Comme il s’ouvre aussi sur les vrais pas de la vie, la rencontre dans la tourmente, l’amour contre les haines programmées, et son éclat lumineux transcendant tous les obscurantismes du moment. Sans eux, c’est-à-dire sans ça, « Ta fille se serait appelée Kahina », la prêtresse indomptable. Malgré eux, avec toi, et pour toi, ta fille rêve de « Brûler psaumes et sourates / Pour inventer les hadiths de l’amour ». Alors Kahina, « Debout dans les jardins de la mémoire », aurait chanté Sais-tu mon amour…, sa litanie du désir redonnant à la vie « Les saveurs du possible », imaginant un monde et un temps « Où les Dieux réconciliés », plutôt que de les farcir de plomb durci, « habillent les cœurs de rafales d’amour ».

Jadis, Saint Jean de la Croix chantait « Je crois, je crois seulement / Qu’un grand amour m’attend / (…) / C’est vers cet amour que je marche en m’en allant ». L’époque était autre, certes, mais la parole tellement confisquée par ailleurs que seul un cri poétique, seul un élan mystique, pouvaient laisser s’exprimer, à la barbe des inquisiteurs de tous poils, le simple et radical désir d’être soi plutôt qu’une marionnette docile à leurs fantasmes. « Oui, Père, voici que je viens vers toi / Comme un enfant, je viens me jeter dans ton amour », clamait le saint espagnol. Aujourd’hui, Kahina, poétesse insoumise, brandit sa couronne d’échardes comme un acte de naissance au pays de son père.

[] Xavier Casanova

NOTE
* Jean Amrouche, Un Algérien s'adresse aux Français ou l'histoire d'Algérie par les textes (1943-1961). Paris : L’Harmattan, 1994. (page 51).

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