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Isularama
7 novembre 2015

Sacré violence !

JUDITH ET HOLOPHERNE

Le 4 novembre dernier, René Girard décède. La presse réagit immédiatement. Les organes sérieux ont toujours une nécro d’avance. Ça se rédige à chaud. Dès l’élection d’un nouvel académicien. Ça s’utilise à froid. Dès qu’un siège se libère. Tous les amis pigistes savent que c’est ainsi que l’on couvre les assemblées de vieillards. Grosso modo, ça donne des notices à la Wikipedia, sur laquelle il ne reste plus qu’à faire tomber, au plus près du temps réel, une date et un lieu sur les points de suspension. Mort le … à … Ciao l’Académie. Bonjour l’encyclo. La génération présente a fait assez peu de cas des théories singulières du bonhomme. On ne peut pas, en effet, passer sa vie à casser ses théories générales à chaque avancée de la pensée. Pour la génération suivante, c’est pas pareil. Il faut qu’elle sache qu’on a déjà pensé à tout. Même à des révisions drastiques de la manière de penser.

Avec Girard, ce qui est drastique, c’est sa manière de hausser au tout premier niveau de l’anthropologie dite fondamentale, la mécanique de l’imitation, en allant jusqu’à redéfinir un concept d’usage aussi courant que celui de « désir ». C’est bien une dynamique qui s’ancre dans l’individu. Mais, alors que le besoin a des origines internes, physiologiques, le désir nait de la confrontation avec les autres. Rien d’autre que ce qui pousse l’un à imiter ce que l’autre imite déjà, qui lui-même imite...

Dans les théories archaïques, le désir nait des puissances occultes qui gouvernent les hommes, tel Cupidon distribuant ses flèches et les destins qu’elles induisent. Dans les théories classiques, le désir est affaire intime, naissant au cœur d’un individu autonome disposant de son libre arbitre. Tout au plus, revisitera-t-on cette perspective, en voyant le désir non plus comme une entité sise au sein des hommes, mais comme une relation entre un sujet et un objet, soulignant qu’il y a toujours désir de quelque chose. S’ouvre ainsi la porte d’une analyse symbolique remontant de l’objet désiré au sujet désirant, à la recherche d’une causalité, vue comme un événement de l’histoire personnelle ayant imprimé sa marque au tréfonds de l’inconscient. Cette lecture semble vraie en ce qu’elle éclaire avant tout le fétichisme, dont elle projette le schéma limpide sur les obscures manifestations du désir.

Pour Girard, la théorie classique conserve en fait le schéma théologique initial, déplaçant simplement la causalité des limbes du monde célestes aux limbes de l’inconscient. Ces théories ne prennent pas suffisamment en compte le fait que l’individu ne se déploie en sujet pensant et désirant que dans sa confrontation aux autres. La relation symbolique d’un objet à sa signification profonde donne naissance à une herméneutique intéressante, mais aux vertus explicatives limitées. Il n’en est pas de même si, plutôt que de s’en tenir à cette relation, on envisage l’interrelation d’individus à individus, en soulignant le caractère fondamental de la capacité de chacun à tirer quelque chose de l’autre en l’imitant.

Cette seule remarque transforme profondément la manière de concevoir le désir. Il ne s’agit plus d’une dynamique tournée, par exemple, vers la simple appropriation d’un objet, mais d’une dynamique visant à être. Cette dynamique engage l’individu à participer de l’être d’un autre en l’imitant. L’objet ne devient objet de désir que parce qu’il est perçu comme répondant déjà au désir d’un autre. Plus que de charge symbolique, les objets se gorgent, en fait de la valeur que leur confère la manière dont ils semblent accroître la puissance de qui en est proche, de qui les possède, de qui les emploie…

Cette dynamique peut être paisible, quand deux individus se présentent l’un à l’autre comme des modèles offerts et ouverts à l’imitation. Cette dynamique peut être violente si chacun voulant être le modèle que l’autre doit nécessairement imiter, ils ne font que se transformer tous deux en rivaux l’un de l’autre. Cette dynamique peut être carrément déshumanisante si l’un se glorifie d’être un modèle, tout en refusant à l’autre le droit de l’imiter ou, pire encore, en déniant à l’autre toute capacité à le faire.

C’est cet emballement du désir dans la querelle des doubles, ou du rejet de l’autre au delà de ce que l’on tient pour humain, que René Girard projettera notamment sur toute la réflexion développée dans « La violence et le sacré ». Il ne sert à rien d’inviter à le lire au moment où, tout d’un coup, l’actualité s’enflamme et associe de manière paroxystique guerre et religion. Il était utile de le lire en temps de paix et de prendre le temps de mesurer à quel point la paix est un miracle collectif, et d’œuvrer à la consolider inlassablement, dans une désespérante lucidité.

Regardons simplement comment se chamaillent déjà ceux qui sont parfaitement d’accord sur l’objectif commun, tous porteurs de leurs propres raison de l’atteindre, mais chacun défendant la seule manière qui vaille à leurs yeux : la sienne.

[] Xavier Casanova

IMAGE : Il Caravaggio, Judith décapitant Holopherne (ca 1599)

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