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Isularama
12 novembre 2015

La Toile souveraine : roman d’une obsession

 

FXR TOILE

La Toile souveraine : pour un Saint-Exupéry [1]

Contexte

Le 7 avril 2009, François-Xavier Renucci, sur son blog[2], verse à la littérature Corse les quelques lettres écrites par Saint-Exupéry durant le séjour assez bref qu’il fit dans l’île, brutalement interrompu par son décès en mission au large de Marseille, le 31 juillet 1944. Droit du sol.

Inversement, dans la littérature corse, il met en doute la paternité d’un poème assez fade, une « Ode à la Corse », communément attribué à l’auteur de Vol de nuit. Droit du style.

C’est le début d’une joute assez animée, poursuivie jusqu’au 28 mars 2013, date de publication d’un onzième et dernier billet évoquant cette paternité sinon douteuse, du moins très mal établie. Nous sommes à 11 jours du billet annonçant la mise en sommeil du blog « Pour une littérature Corse ». Droit de retrait ?

Ce qui est sûr, c’est que rien ne laissait présager la violence de certaines réactions enregistrées dans les commentaires, et amplifiées sur un forum connexe, tout au long de ce que les historiens de la littérature corse appelleront « la querelle de l’ode ». 

Dans un de mes propres billet, paraphrasant Bourdieu, je disait que « la littérature est un sport de combat ». J’étais loin d’imaginer qu’elle puisse être aussi un combat sans sport. Expérience traumatisante, certes. Mais éclairante, l’étincelle qui met le feu aux poudres révèlant l’existence d’un dispositif de tir, manœuvré par les gardiens du temple.

Où est donc la littérature Corse ? Dans les textes ou dans les têtes ? Dans les « champs »[3] ou dans les appareils ? Si la mise en question d’une paternité littéraire provoque une telle violence verbale, aux allures de tir de semonce sinon de barrage, c’est qu’elle en dérange la fonction, si on veut bien entendre ce terme comme un mélange d’usage et d’utilité. Que protège cette violence ? Du sacré contre sa profanation ? D’un dogme contre une hérésie ? D’un lieu de consécration établi, contre une concurrence émergeante ?

Qu’apaisait donc l’attribution de cette ode à un auteur que l’on imagine plutôt exalté par ses décollages que par ses atterrissages, par ses envolées dans le ciel que par ses retours sur terre, dans la « future termitière[4] » – Laquelle ? –, parmi les hommes aux « vertus de robots[5] » ? Elle apaise l’idée qu’un talent mondial ait pu séjourner en Corse sans y avoir laissé un billet d’émoi. Un « like », comme on dit dans notre postmodernité configurée par les réseaux sociaux.

Il me semble impossible d’entrer dans ce roman sans rappeler le contexte dans lequel est née la décision de l’écrire. Déplacement de la plume du blog au livre. Retour au désert. Loin du vacarme des forums. Dresser les murs de sa citadelle[6]. Loin des querelles de voisinage. Restaurer l’autonomie de ses actes et de ses pensées en prenant de la distance. Et les déployer dans l’écriture solitaire et confidentielle d’un livre, plutôt que dans la poursuite d’une aventure de plume publique, à diffusion instantanée comme le permet le web, mais soumise à toutes sortes de réactions immédiates, sans recul et sans discipline, qui transforment en récréation perpétuelle ce qui se voulait être un séminaire continu.

Ce repli est l’expérience douloureuse d’un acteur qui se pensait autochtone et à qui on a fait brutalement comprendre qu’il n’était qu’un étranger. Il va se heurter à divers processus d’exclusion le rejetant au-delà des multiples frontières du monde des lettres et des fragmentations de la Corse, toutes aussi fortement défendues que mal titrées et délimitées. Car c’est ainsi que, dans les milieux fermés, l’on soupèse les hypothèses, triant sans autre examen entre celles qui flattent et celles qui dérangent. Or, à travers l’Ode, on y disait « Saint-Exupéry est avec nous, bénissant la Corse comme nous nous bénissons nous-mêmes en la bénissant ainsi ».

L’ouvrage

En août 2015, sort La toile souveraine : pour un Saint-Exupéry. Le lieu de l’action initiale est peu de chose : une chambre d’hôtel. Un lieu de passage. De tolérance. Pour étranger sans attache. Pour amants clandestins. Autant dire une parenthèse. Pas d’autre citadelle qu’une bulle d’intimité. Lieu du désir, abrité du regard et des rumeurs des autres. Ce qui vient de l’extérieur est filtré. Interstices des persiennes et interlignes des textes. À travers les jalousies des persiennes, les rumeurs. Par texte interposé, des lettres, des transcriptions et une histoire à lire entre les lignes. Ce qui est à l’intérieur de la bulle est simple, brut. Une relation amoureuse limpide, dans un jeu d’ombres et de lumières. La clarté du « Cantique des cantiques[7] ». Les obscurités de l’ « Ode à la Corse ».

Dès la deuxième ligne, un personnage extérieur est évoqué, « Jacques Casanova. Il est à l’hôpital, en psychiatrie. » Dès la troisième page, la première lettre du même, et son texte fantasque plus que fou. À la troisième lettre, des clefs : « Ce qui me taraude (…) c’est le fait que le monde qui nous entoure (…) est relativement obscur. (…) nous ne sommes pas dans la confidence. » Folie ou simple position excentrée, en dehors de cette communauté formée par le partage à l’identique du discours qui lui appartient ? Rien de plus qu’une manière de se sentir étranger, faute de partager l’aisance avec laquelle certains se meuvent en milieux visqueux.

Le thème de la folie revient à la fin de la troisième partie : les dernières lignes de la transcription du cours de JC[8] suggèrent une arrestation musclée, où, plutôt que les menottes, on lui passe vraisemblablement la camisole. Quelle folie ? Oser questionner ce qui est tu et à taire. Dévoiler, c’est dévoyer. Jeu simple : c’est lui tout seul, ou c’est nous tous ensemble[9]. Folie que de ne pas s’y plier. Et s’y plier, c’est se plisser soi-même. Schizophrénie de confort, de conformité, de survie. Une face sociale pour garder sa place dans la « termitière », et une face intime pour déployer son être un peu au delà des « vertus de robots ». Pour déployer sa parole un peu au delà de l’ode à la Corse, incantation parmi les incantations, fusion de l’île enchantée et du charme magique des formules convenues. Malheur à qui en altère les sortilèges. Mais qu’est-ce donc que vivre sous incantation[10] ? Ce qu’exhume Jacques Casanova n’est rien d’autre que le spectre du nazisme – la forme absolue de la tyrannie, dans l’imaginaire actuel –, évoqué comme un courant potentiel de la littérature corse[11]. Folie que d’interroger ses propres légendes au nom de l’Histoire. Cette déconstruction des mythes n’est saine que si elle corrige les présupposés de l’étranger.

Roman à tiroirs

Il ne faut surtout pas s’attendre à un roman de facture classique mettant en récit la quête improbable d’un personnage central héroïque. J’avais déjà souligné par ailleurs que la littérature de fragment collait bien avec le puzzle corse. Ici, le personnage principal est simplement celui qui dépouille divers documents qui lui rapportent des faits locaux, notamment des lettres de Jacques Casanova, la retranscription des séminaires de littérature qu’il anime, où les cassettes enregistrées au cours de sa quête, conduite comme une enquête mélangeant l’investigation policière, le journalisme et l’espionnage. J’exagère un peu en parlant de roman à tiroirs, s’agissant plutôt d’un meuble de rangement juxtaposant les pièces à conviction dans les trois grands compartiments que forment les trois partie de l’ouvrage. Mais une organisation plus audacieuse aurait sans doute fait courir le risque de compliquer la lecture.

Pour inscrire mon article lui-même dans le saut d’une pièce à l’autre du puzzle, je vous renvoie aussitôt à l’article d’Emmanuelle Caminade qui, sur L’Or des livres, a consacré à La Toile souveraine un billet critique bien centré sur les qualités littéraire de l’ouvrage, alors que le mien est davantage attentif au contexte de son écriture, et au plaisir de découvrir comment l’imagination permet de passer outre un épisode difficile et, d'une certaine manière, d'en transcender les pesanteurs.

[] Xavier Casanova


[1] François-Xavier Renucci, La Toile souveraine : pour un Saint-Exupéry, Ajaccio : Albiana, 2015. (216 pages, format 140 x 220, 19,00 €, ISBN : 978-2-8241-0656-4

[2] « Pour une littérature corse »
Ce blog a été créé par François-Xavier Renucci le 24 janvier 2009. Il est resté actif jusqu’au 8 avril 2013, produisant quelques 550 billets, auxquels ont répondu plus de 4 000 commentaires. Parmi tous ces billets, 11 font référence à Saint-Exupéry. Le dernier a été publié le 28 mars 2013, à quelques jours de la mise en sommeil du blog, sinon de ce qui l’animait, poursuivi par d’autres chemins.

[3] Intellectuels au champ
Ce que Bourdieu appelle un « champ » est une portion de l’espace social, résultant de la différenciation et de la spécialisation des activités sociales, où s’accomplissent deux dynamiques. L’une tend à renforcer l’autonomie du « champ » vis-à-vis de l’espace social tout entier, autonomie qui constitue ainsi un but et un enjeu. L’autre relève de tous les jeux de pouvoir qui se jouent à l’intérieur même du « champ », pour la conquête des rôles et des places susceptibles d’offrir un surcroît de reconnaissance, de puissance et d’autonomie à ceux qui les tiennent ou les occupent. Préservation ou extension de ses degrés de liberté au sein des appareils, dans l’approche des stratégies individuelles proposée par Michel Crozier, notamment dans L’acteur et le système (Seuil, 1977).

[4] Saint-Exupéry, Lettre à Daloz, 30 juillet 1944.

[5] Idem.

[6] Citadelle : un mot clef.
Du côté de Saint-Exupéry, ce mot renvoie à une œuvre posthume, bien plus intime que les œuvres publiées du vivant de l’auteur. Il renvoie aussi à une métaphore où la citadelle est une construction imaginaire à faire surgir d’une oasis au milieu du désert. Vieille référence, s’il en est, que ce désert. Dans une tradition hébraïque, Dieu s’est retiré du monde laissant les hommes face à leurs responsabilités, sans autre guide qu’un texte où, si on y cherchait sa figure, elle serait donnée dans les blancs, autour de ces lettres ajoutées les unes à la suite des autres, offertes à une interprétation infinie. Dans cette tradition, la conscience se développe en gravissant les degrés successifs de l’interprétation, du sens littéral décortiquant les mots, jusqu’au secret pénétrant les mystères. Dans cette tradition, un acronyme résume les quatre degrés de cette quête ininterrompue du sens : PRDS, que l’on lit « pardès », soit « jardin », le lieu où l’oasis porte ses fruits, permettant aux bonnes volontés de s’unir et bâtir la citadelle où poursuivre l’interprétation, une œuvre sans fin. « … gravissant les marches d’un puits à l’autre puits, comme les marches d’un escalier », écrit Saint-Exupéry, dans Citadelle. Que sont les fragments de cette œuvre en devenir, d’autre que les briques de ce que l’auteur érige en lui, plus qu’il ne le publie ? À qui s’adresse le « tu » impératif inlassablement répété, si ce n’est à lui-même ?
Du côté de la Corse, « citadelle » renvoie à la construction du fait urbain en environnement hostile, à une hypertrophie architecturale des mécanismes de défense. Défense de qui ? Des agresseurs eux-mêmes, dans leurs manières d’asseoir leur emprise sur l’île qu’ils conquièrent et dominent, et de se protéger aussi des forces extérieures rêvant de les déloger pour dominer à leur place. Cette citadelle-là n’a rien d’une construction spirituelle. S’il y est aussi question d’interprétation, elle se préoccupe avant tout d’interpréter les intentions de qui s’en approche, et de les réguler par mot de passe, tirs d’intimidation, et, au besoin, feu nourri. Toujours du côté de la Corse, « citadelle » renvoie aussi à « Citadella dà fà », un poème de Jacques Fusina écrit en 1981. Il commence par « A mezu a rena di u desertu », au milieu des sables du désert, allusion directe à la citadelle qu’évoque Saint-Exupéry. Il s’achève sur « Tù chì voli crepà / Tutte le forze arcane / Quelle di l’aldi là / Inseme à le terrane » Toi qui voudrais percer les forces secrètes de l’au-delà autant que d’ici-bas. Quelle lecture faire de ce poème ? Pointer du doigt les forces secrètes d’ici-bas, et s’en tenir à la dénonciation ? Où montrer du doigt la direction à prendre, dans l’accomplissement de soi, à la vie et à la mort ? Force secrète de l’espérance : ce qu’il faut mettre en citadelle. Vois-tu ce que deviennent ces quatre vers si le premier n’est plus reliés aux trois autres ? « Tu chì voli crepà », toi qui veut crever. Suicidaire. Aux regards étroits, les glissements de sens, comme aux pensées immobiles, les sables mouvants.

[7] Le Cantique des Cantiques : un texte de référence
Sur le passage étudié (Ct 5), les deux amants projettent leur perplexité, sans réussir à sortir du « pshat », du sens littéral dans l’exégèse hébraïque, même avec le secours d’un rabbin. Pourtant, c’est le passage qui, dans cette exégèse, voit que l’amoureuse ne répond pas immédiatement à l’amoureux, mais s’interroge sur sa nudité, elle qui a quitté sa tunique et ses sandales (Ct 5,3). Elle interpose ainsi entre son désir et sa résolution la tunique et les sandales indispensables à son retour dans le monde public. Perdant du temps à se conformer au regard des autres, plutôt que d’ouvrir aussitôt la porte, son amoureux a disparu (Ct 5,6). L’objet de désir s’est effacé, comme la promesse d’une fusion amoureuse immédiate, pure et sincère. Ce « retard à l’ouverture » la transforme de sujet désirant en objet de désir très ordinaire exposé à la violence du monde public (Ct 5,7). Voilà la transformation énoncée par le texte que les amants lisent perplexe, sans comprendre combien ce texte leur parle de la violence extérieure qu’ils sentent si bien par ailleurs. Sitôt évoquée la violence, est évoquée la jalousie : « Qu’a ton bien-aimé de plus qu’un autre ? » (Ct 5, 9). Est-ce alors un cri d’amour qui court jusqu’à la fin du passage (Ct 5,10-16) ? Elle ne dit pas « tu », elle dit « il » et parle aux autres : elle se justifie. Violence sourde et sournoise que de forcer l’autre à se justifier. Et ce livre, « pour un Saint-Exupéry », qu’est-il d’autre qu’une justification ? Et quelle direction exégétique les deux amants prendront-ils ? S’enfoncer dans le « psaht », la littéralité des mots originaires. Ils se tournent vers le passé à la recherche du sens, faute d’entrevoir combien la traduction qui s’offre à eux, dans le présent de leur histoire, est déjà parlante, s’ils veulent bien aller jusqu’au bout de ce qu’ils perçoivent comme une énigme : l’évocation d’un viol au cœur d’un poème d’amour.

[8] JC
Si on poussait l’exégèse jusqu’au moindre détail, on signalerait que ces initiales sont celle d’un marqueur temporel séparant les dates entres celles d’avant et celle d’après. Or, dans cette histoire, il y a bien un avant et un après. Avant et après la crucifixion ?

[9] Légitimation
Sous cette formule, lire, bien sûr « c’était lui ou moi », manière ordinaire d’ajuster sa morale aux impératifs de la guerre, en la ramenant aux dimensions d’un acte nécessaire de légitime défense. Mais lire aussi la formule « lui ou nous », qui reflète la mécanique en jeu dans la désignation du bouc émissaire, voire dans le sacrifice de la victime expiatoire.

[10] À cette question, sa réponse : baigner dans le fanatisme.

[11] Cette hypothèse imaginaire ne fait que sortir de sa singularité rassurante le cas bien réel d’un aviateur corse ultra collaborationniste épanchant sa plume antisémite dans Gringoire, échappant à la condamnation à mort en simulant la folie, et terminant sa vie reclus dans son village, en publiant des poèmes célébrant les vertus de la Corse. Sous les Editions Bellavista du roman, la « Maison Bellevue », griffe d’éditeur qu’il se donne pour ses œuvres publiées à compte d'auteur. Vers 1942, il est publié sous la griffre explicite de la LVF, pour un ouvrage intitulé La Haute signification de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme.

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