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Isularama
5 décembre 2020

Eloge du confinement et trophée de l’édition 2020

 

DECAMERON BOTTICELLI

Oh ! Tu as vu ce qu'il y a en haut de la colonne de gauche ?
A storia di Nastagio degli Onesti : le banquet final,
Sandro Boticelli, tempera sur bois 
(Palazzo Pucci, Florence, 1483). 
D’après Boccace, Decameron :
« L’enfer pour les amoureux cruels »,
(8nouvelle de la 5journée), ca 1350.

C’est par un cri de joie que les éditions Albiana ont annoncé l’arrivée du Decameron 2020, parlant pour l’occasion d’un ouvrage « authentiquement monumental ». L’opus réunit en effet 200 textes de 140 auteurs, dont l’apocryphe d’un pseudonyme adulé par ses folowers, ici-bas(se) mes frèr(e)s. Un deuxième cri de joie l’a immédiatement suivi : l’ouvrage vient en effet d’être couronné par un Trophée de l’édition 2020, catégorie « Innovation du confinement », une distinction décernée par Livre Hebdo, le magazine des professionnels du livre (édition, librairie, bibliothèques).

L’histoire est connue. Sitôt  le premier confinement décrété, Albiana attaque la pandémie in bisbò et lance une épidémie. Rien de plus que la transposition d’une technique ancestrale de lutte contre les incendies : le contre-feu. Rien de moins que le réveil et l’activation d’un agent infectieux très largement répandu : le virus de l’écriture.

Toutes les bonnes officines éditoriales cultivent leur propre souche. La plus virulente d’entre elles, à l’échelle insulaire, est sans conteste l’albianavirus. C’est cette souche qui a été inoculée dans une opération portant pour nom de code « Decameron 2020 ». Sa propagation a été immédiate et ample, à proportion de la cohésion de la communauté humaine propre à la Corse, et de la promptitude de ses réactions collectives.

Superbement ignorés des hautes sphères, ces effets de contamination ne sont pas une surprise pour ceux qui ont les deux pieds dans le cluster, où les yeux braqués sur l’île. Il est temps de les révéler aux collectionneurs de complots, de manière à ce qu’ils l’ajoutent à leur catalogue, sous la rubrique rudimentaire des complots vertueux – bottom up, et non pas top down–, forme post-moderne et vestigiale de ce que, tempi fà, l’on appelait « mossa », pour parler du moment de l’inoculation et « lotta » pour toute la durée des contaminations réussies (« conta mi nazione »). 

Sous sa forme courante, la pathologie n’a rien de sévère. Elle se traduit par des fourmillements. Ils ont pour siège courant la langue et les doigts. Ils s’assortissent tout au plus de quelques comportements obsessionnels transitoires et réversibles conduisant à de légères insomnies (notamment, en période électorale). Ils se résolvent d’eux-mêmes en laissant libre cours à leur expression symptomatique : u dettu è u scrittu

Des formes paroxystiques peuvent apparaître si cette réaction est bridée d’avance – ou sanctionnées après coup – par le truchement d’un catalogue complexe de normes impératives délimitant les tolérances approuvées et les déviances suspectes. Plus le comité de lecture est bienveillant (il le fut), plus ces effets pervers sont écartés. Inversement, plus il est entre les mains d’une juridiction spécialisée dans la détection de l’impardonnable et la désignation de l’irrémissible, plus augmente la probabilité pour que de sa fine fouille ressortent des éléments dits « compromettants », c’est-à-dire susceptibles, aux yeux de cette instance, d’être montés en épingle plutôt qu’ignorés ou pardonnés. De manière générale, plus le pathos confié à des spécialistes est gros – c’est-à-dire contraignant ou inquiétant –, plus augmente leur propension à étendre leur périmètre d’action jusqu’aux très petites pathologies anodines et silencieuses. Ainsi, même les muets peuvent-ils être amenés à les craindre, d’autant qu’à leur insu parlent désormais pour eux les multiples objets connectés à leurs comportements.

Ici, point de mutisme, pas plus que de réactions captées à l’insu de qui s’agite les doigts. Leur danse sur le clavier est invitée à façonner un texte, reflet d’un discours intérieur qui explose la réduction skinnerienne des actes à des chaine mécaniques de stimuli et de réponses. Cette schématisation outrancière reviendrait à assimiler un écrit à une sécrétion cérébrale, en faisant l’impasse sur toute notion d’état psychique, et donc sur la complexité des traces émotives et cognitives engrangées dans le cortex. Et, du même coup, sur la complexité – et l’ancienneté – des outils d’expression et de partage des émotions et des connaissances : les langues et les systèmes de notation, les temps et les rituels de mise en commun. Et, du même coup aussi, ce raccourci estompe la diversité et l’imprévisibilité des modes d’interprétation des comportements expressifs, double incertitude dont il résulte que toute prise de parole est une prise de risque, et encore plus toute projection hors de soi d’un objet offert à une multitude de regards et de jugements. Un objet bien plus complexe, audacieux et impliquant qu’un simple like déposé sur un réseau social, dont il serait temps de voir à quel point ce n’est rien de plus qu’une boîte de Skinner. C’est vrai qu’elle est assez sophistiquée pour que l’animal de laboratoire – pardon, l’usager – puisse y déposer, outre ses réponses, son lot de stimuli.

L’initiative Decameron 2020 ne néglige pas la boîte de Skinner, mais la détourne vers un usage qui la dépasse : un appel à contribution pour un colloque loufoque dont le thème jubiatoire est la liberté de création, sans autre contrainte que de ne pas dépasser 15 feuillets. Les quelques 400 textes qui y répondent donnent une bonne estimation du potentiel latent, c'est-à-dire de la part d’imagination inexploitée et d’ordinaire bridée par l’enfermement dans le travail prescrit – ou sa recherche angoissante – et le peu d’échappées qu’il ménage dans son réseau dense de normes à respecter, de protocoles à suivre, de directives à appliquer et d’objectifs à atteindre ; tout en restant opaque et silencieux – voire fourbe et hypocrite – sur les finalités de cette méga machinerie sociale. Le confinement a fabriqué du temps libre. Du temps rendu à l’imagination. Du temps qui a produit de quoi faire un livre. Un livre réunissant 140 auteurs. Un livre inimaginable, « authentiquement monumental ».

[] Xavier Casanova

NOTA. – Mettons aussi au compte de la dynamique vertueuse induite par ce « Decameron 2020 » les contributions qui, à côté de l'opus collectif, ont donné naissance à des ouvrages satellites. Je pense, bien évidemment, à Pastiches & Corstiches, qui a réuni et complété la dizaine de contributions versées au Decameron, sous le titre de « Piume è empiume ». Il va se soi que ses deux auteurs se sentent redevables de l'élan impulsé par Albiana et du dispositif collaboratif qui l'a si efficacement canalisé. XC / PAS

Collectif,
Decameron 2020
Relié, format 135x240, 736 pages.
29,00 €
ISBN 98782824110707

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