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Isularama
22 juillet 2021

Okuba Kentaro, Shima, Toulon : La Trace, 2021

SHIMA OKUBA KENTARO

Malgré l’absence de dessins, le dernier ouvrage d’Okuba Kentaro fait figure à mes yeux de manga, si on veut bien voir sous ce terme une allusion à la Manga, œuvre dessinée de Katsushika Hokusai (XIXe siècle). 

Shima est en effet, comme la Manga, une œuvre décousue alignant une suite de tableaux développés au gré des inspirations du moment. Shima les fait naître de la confrontation entre des éléments d’insularité corses et japonais. Outre la MangaShima fait aussi penser à L’Empire des signes de Roland Barthes (1970), par son ancrage géographique. Mais, loin d’être un carnet de voyage, il se rapprocherait plutôt de ses Mythologies (1957), dans sa manière de tailler ses sujets de dissertation dans les traits les plus ordinaires de la vie des insulaires, parfois fossilisés dans leurs cultures respectives. 

Shima semble, par ailleurs, poursuivre l’expérience du « regard strabique » – un œil ici et l’autre ailleurs – mis en branle et en valeur par la revue Fora ! – La Corse vers le monde (2007-2012), dont le nouveau paradigme annoncé n’était peut-être qu’une manière convenue de frapper assez jeune (et assez longtemps) à la porte des Institutions régulant la distribution entre clercs et entre pairs des « offices et bénéfices ». Au demeurant, cette jeune revue ouvrait le bal avec La Corse au miroir du Japon, titre de son premier numéro. Okuba Kentaro y signait déjà un article au titre explicite : « Corse de cœur et japonais de nation ». Sa confession fut rangée dans la dernière rubrique, ouverte au-delà du Forum, sous un titre qui, intitulé « Lascia core », ne cachait rien du regard condescendant accordé à quelques outsiders par la bourgeoisie des lettres insulaires, sinon sa République. Il est toujours difficile de faire admettre qu’une double attache permet de parler de deux points de vue distincts sans dissociation majeure ni écrasement d’une identité par une autre. Mais, n’en disons pas plus. C’était il y a 14 ans. Il y a prescription.

Cherchant à répondre aux insatiables curiosités de mes lecteurs, c’est sur le site des éditions Magellan & Cie (Paris 18e) que j’ai trouvé une notice biographique « Kentaro Okuba ». Elle complète, au catalogue de l’éditeur, la présentation de Nouvelles de Corse (2008), une œuvre collective réunissant des contributions d’Eliane Aubert-Colombani, Marcu Biancarelli, Andria Costa (alias Jean-Pierre Santini), Paul Milleliri, Archange Morelli et Kentaro Okuba. Dans cette notice, il est dit : 

  • « Kentaro Okuba est né en 1959 au Japon à Okinawa. Il est en venu en France en 1962. Après diverses études (psychologie, anthropologie criminelle, géographie, droit administratif, philosophie) et métiers (déménageur, inspecteur de police, instituteur, nettoyeur de moquettes, archiviste, montreur d’objets en salle des ventes), il est désormais fonctionnaire territorial en Haute-Corse. » Source : éditions Magellan & Cie, Paris.

Cette notice a le mérite de présenter Okuba Kentaro comme une sorte de prisme capable de diffracter, sur un spectre très large de disciplines académiques, le trait de lumière recueilli au cours de toute observation directe comme de toute expérience de pensée. Ce serait assez dérangeant si l’exercice était conduit sur une dynamique tenant autant du saut quantique que du coq-à-l’âne. Mais ce qui fait l’unité, c’est que toutes les lames de l’éventail  – ou du tarot – sont tenues par un même rivet : le fait littéraire. Le ton est donné dès la première carte tirée. Elle convoque la figure de la traduction et réveille toutes les contorsions attachées à ce travail et à sa justification. Si Barthes a décrété la mort de l’auteur dès lors qu’un lecteur s’empare de son texte, alors la traduction doit faire figure non seulement d’exécution méthodique, mais en plus de substitution à l’auteur de la momie qui le double ; elle même appelée à trépasser à première lecture.

Ah ! Que l’on donne au plus vite à Okuba Kentaro 128 pages de plus ! Je sens trop qu’il nous développerait une théorie disruptive où l’entrée en littérature sera vue – sans possibilité de retour – comme l’effacement du corps de l’auteur dès lors que se manifeste le corps du texte lui-même, l’objet sacrificiel livré – occhiu è spia– au corps social appelé à la curée, en escomptant – calculs à l’appui – qu’il « dévore le texte », voire en espérant – prières à l’appui – qu’il soit dévoré par lui. Voilà donc en train de poindre une extension de la thèse développée par Ernst Kantorowicz dans Les deux corps du roi (Gallimard, 1989). Au demeurant, qu’est ce deuxième corps d’autre qu’une fabrication littéraire ? Et de manière générale, ne faut-il pas voir le pouvoir lui-même comme une aura entourant quelques personnes d’exception, embellies de constructions littéraires particulièrement efficaces sinon réussies ? Mais n’allons pas trop loin ! Gardons-nous d’avance de ceux qui nous accuseraient de réduire les anges à un trait de plume, et avec eux 99% des panthéons [1] actifs.

Voilà qui nous ramène au Shima d’Okuba Kentaro, forçant à en expliciter la « problématique ». Risquons : deux situations similaires semblent fortement dissemblables dès lors qu’elles sont énoncées dans des langues radicalement distinctes [2]. Si ces deux situations sont également pesantes et préoccupantes, alors ce qui se dit ailleurs peut renforcer ce qui s’énonce ici. En ce cas ont peut alors dire de ceci que c’est « traduisible » en cela. Un renforcement, ça se refuse jamais. Ami lecteur, tu es ainsi averti ! Le saut d’une île à l’autre n’est fait que de chausses trappes et la seule homologie entre deux insularités, serait que toutes se regardent dans le miroir de la mer. Par bonheur, il s’y forme parfois des figures où on sent bien que toutes deux tordent à leur façon les mêmes images du monde, les mêmes désirs des hommes et les mêmes propensions des groupes à perdurer de génération en génération. Nous ne sommes pourtant jamais très loin de la démarche Barthésienne traquant l’archétype immuable sous les apparences fugaces de l’instant et de ses modes volatiles. Mais Shima ne nous enferme pas dans une perspective comparatiste superposant les modèles pour en évaluer les différences. Un même trait de lumière y est projeté à travers deux trous derrière lesquels se révèle l’image étrange et inattendue de figures d’interférences. L’un des orifices serait-il sensible aux différences et l’autre aux résonnances ? 

C’est ambitieux de réussir à le faire sentir sans jamais en dresser le théorème ! Mais Okuba conduit son cheminement à la manière d’un sensei, un maître, soucieux de diriger actes et pensées vers leur perfection, en démultipliant l’examen attentif de très petites choses, suivi au besoin d’infimes corrections. Dans notre monde rationnel, que fait-il d’autre que d’étendre le principe de continuité jusqu’au plus près de son point de rupture ? Corse et Japon sont deux îles. La distance – géographique et culturelle – qui les sépare rend-elle incommensurables leurs insularités respectives ? Ou bien, au contraire, note-t-on des traits partagés renforçant l’idée que les îles constituent des mondes à part, dotés de spécificités communes. Au demeurant, n’oublions jamais que ce qui semble établi c’est que l’île est une manière courante et commode d’introduire en littérature l’idée d’un lieu – une enclosure imaginaire – dérogeant aux lois du monde ordinaire, et avant tout à ses lois morales et politiques. L’Utopie, avant toute chose, est une île littéraire où se concentre l’inassouvi, dont l’imaginaire habille l’altérité. Hors les îles, un très continental proverbe russe dit « Ah ! Qu’elles sont jolies les cloches qui tintent de l’autre côté de la vallée ». Et, en effet, qui se cherche ou se trouve un double court toujours le risque de raviver l’invidiaShitto [3] ? Tsittu ! 

[] Xavier Casanova



[1] Dans ce domaine, une réserve de 1% est largement suffisante pour couvrir en bloc tous les monothéismes.

[2] Qui plus est, par le truchement de systèmes de notation relevant d’attitudes mentales tout aussi incommensurables que celles qu’elles provoquent. Lire des formes est plus riche de rapprochements interprétables que la lecture de sons. En outre, plus la lecture est superficielle ou instinctive, plus la différence est patente. L’une s’inscrit dans le mouvement des choses et les forces du monde ressenties par le shaman et consignées par le prêtre, quand l’autre barbotte dans les exercices de pensée au moyen d'instruments de tenue de comptes mis au point par des marchands levantins.

[3] 嫉 妬

 

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