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Isularama

Facebook comme générateur de scènes théâtrales

 Devi essa cusi o Conrad
« Devi essa cusi o Conrad... »

Facebook fonctionne parfois comme un générateur collectif de scènes de théâtre. C’est ce que je montre dans le bref extrait ci-desous, dont le caractère shakespearien m’a tellement sauté aux yeux que je suis allé chercher deux noms de comparses dans un de ces relevés exhautifs des personnages mis en scènes par les grands tragédiens, tels que s’attachent à les recenser, au cas où, les bonnes encyclopédies. Voilà qui me semblait suffisant pour ma démonstration. Je ne sais plus dire si c’est simplement le hasard qui m’a guidé vers ces deux noms, tant j’ai été perturbé – et le suis encore – en découvrant que tous deux me montraient du doigt le titre de la même pièce : Beaucoup de bruit pour rien. Bigre !

Mais, bien que Facebook assortisse tout ce qui s’y énonce ou s’y montre d’une sempiternelle invitation au commentaire, l’espace réservé à cet art est assez limité, et les exemples trop frustres pour servir de modèle. Qu’à celà ne tienne puisque, pour y remédier, il m’a suffit de revenir au blog et à son espace scripturaire de bien meilleure facture. Ainsi trouvera-t-on, sous l'extrait, son commentaire raisonné, tirade par tirade. 

BORACHIO. — Toujours surpris de voir le faible nombre de participants à notre rencontre du 5... On dirait que tout le monde a déserté... Serait-ce un contrecoup du 13 novembre ? Probablement...

CONRAD. — Je ne crois pas, c'est toujours un peu comme ça, au début on vient voir et on veut y participer, parce que c'est intéressant mais aussi car sur un plan personnel c'est bien d'y être, après, le soufflet retombe et ne reste que ceux qui y croient, puis… ça dépend de la suite qu'on réserve à l'affaire. 1° cela marche, on mobilise, on avance et on a une idée sur comment sera la suite et là tout le mode revient et le mouvement grossit. 2° ce n'est pas le cas et on trouvera des raisons au fait que ça ait foiré… Tout comme d’hab’.

BORACHIO. — Devi essa Cusi o Conrad...

CONRAD. — Mi pare, cela fait trop longtemps que je côtoie de très près les hommes et pour en avoir dirigé et commandé beaucoup, malheureusement je fini par ne plus être surpris.

L’étonnement de Borachio. — « Toujours », dit-il. Voilà un marqueur temporel qui renvoie ses observations à un immuable passé des faits et des pensées. Le hic et nunc qu’il rapporte ne fait que le prolonger. « Surpris », se dit-il. Voilà l’affirmation d’un état d’esprit qui se forme lorsque, dans une situation donnée, surgit un fait incongru qui en bouleverse le cadre. « Toujours surpris » est ainsi un oxymore. En effet, la constance des faits ne renforce-t-elle pas leur attente ? Serait une surprise ce qui soudain ne s’inscrit plus dans l’ordre habituel. Mais voyons les choses autrement. Il y a l’ordre des choses et l’ordre intime de l’âme. Alors, se dire « toujours surpris » est une manière d’affirmer la constance inaltérable de son innocence primordiale. S’agissant de porter une appréciation sur un phénomène collectif, c’est une manière de s’extraire de ce qui s’y joue en se parant de vertus auxquelles les autres ne semblent pas se ranger : « tout le monde a déserté ». Sitôt portée, l’accusation est atténuée en hypothèse – « serait-ce ? » – et déportée vers une cause exogène, « un contrecoup ». Les facteurs endogènes sont évacués. Le groupe est sauf.

La réfutation de Conrad. — Il recentre sur la constance des facteurs endogènes, qui se manifestent par la répétition d’un même scénario, dont il donne l’archétype : d’abord un regroupement sur des motivations incertaines – entre curiosité, « c’est intéressant », et parade, « c’est bien d’y être » ; ensuite un mouvement inverse de dispersion, sauf « ceux qui y croient ». Mais n’est-ce pas ainsi que se forme le cœur ou le noyau d’un collectif ? Mais de quoi accouche-t-il ? Réussir, c’est répéter la même dynamique d’attrait et de retrait, en espérant chaque fois grossir le cœur. Echouer, c’est disposer d’une expérience. Osera-t-on affronter son analyse endogène, pour améliorer la conduite des actes collectifs ? Où montrera-t-on du doigt la « raison » exogène qui exonère tout le monde ? « Comme d’hab’ », dure et triste loi des choses habituelles à laquelle est renvoyé le collectif qui cherchait à les transcender.

La déception de Borachio. — Arrive la transcendance, avec le « devi essa cusi », qui marque le passage de la langue profane à la langue sacrée, accomplissant la réduction de la « dynamique de groupe » à une formule quasi liturgique, recouvrant l’analyse sous l’incantation, et renforçant son aspect liturgique par le vocatif « o Conrad », qui donne à ces paroles valeur de prière, puisqu’il s’agit bien de prier l’autre de bien vouloir se détacher des contingences et d’entrer dans l’éternité des innombrables sentences déclinant le « nihil novi sub sole ».

La conclusion de Conrad. — Regardons de près comment il commence, et comment il finit sa tirade. « Mi pare », dit-il en premier. Il se rattache à la langue sacrée introduite par Borachio, et se place sous son signe. « Je finis par ne plus être surpris », conclue-t-il à la fin. Il se range au thème de la surprise introduite par Borachio, y souscrivant, mais en la modulant à sa façon. Aurait-il donc, au cours de sa vie, qu’il résume en quelques mots, été, lui aussi, « toujours surpris » ? Hélas ! Oui, et plus qu’un autre. C’est là l’expérience du chef en sa manière d’affronter, à bras le corps et au long cours, le « facteur humain[1] ». Quoi de plus difficile que de mettre entre les hommes un peu de transcendance, pour leur permettre de passer ensemble de la juxtaposition des désirs divergents à une tâche commune, si on envisage le court terme ; à un projet commun, si on vise un moyen terme ; et à un destin commun, si on a la force et l’audace d’imaginer un long terme, outre la volonté désintéressée d’œuvrer non pour soi mais pour les générations futures.



[1] Un facteur bien simple, si on veut bien admettre qu’il n’y a que trois manières de se plier aux paroles d’autrui : par soumission, par intérêt ou par foi.

IMAGE : d’après [SOURCE] 

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