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Isularama
8 juin 2018

Carine Adolfini-Bianconi : Ma béance ta demeure

MA BEANCE TA DEMEURE

À Fior di Carta, le plus rural de nos éditeurs insulaires, vient d’ajouter à son catalogue un recueil de poèmes de Carine Adolfini-Bianconi, accompagné de leur traduction en corse par Stefanu Cesari. Il s’offre sous une couverture épousant la simplicité rudimentaire d’une page de titre de la « belle époque ». Elle délivre son intitulé au noir, complété, en guise de vignette, d’une lettre hébraïque gros corps dans la couleur des rubriques.

« Ma béance ta demeure », 
dit Carine Adolfini-Bianconi.

Jean de la Croix disait « Il dort tranquille dans mon sein » (La nuit obscure). La figure mystique de l’incorporation de l’être aimé n’a plus de sexe lorsque c’est l’âme elle-même qui s’ouvre et s’offre comme une béance aux effusions et aux fusions de l’extase. Mais l’âme est si imperceptible qu’elle ne se donne à comprendre que dans la métaphore du corps, de ses élans, de ses unions, de ses émois. « Je meurs du désir de lui être uni », dit Thérèse d’Avila (Relation 1). Mais, qu’est-ce que cette âme en quête d’union sinon un double idéal de mon corps charnel, putrescible et désirant ? « C'est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon », dit Michel Foucault dans Le corps utopique. C’est le corps imaginaire qui se purifie dans le bain lustral, se régénère dans le rituel, s’entretient dans la chasteté, contre des promesses d’immortalité, contre l’angoisse de vivre la triste finitude de la condition humaine. L’oubli est son remède. L’oubli collectif de « la divinité qui tout gouverne, car elle préside à la naissance et au coït, envoyant la femme se mêler à l’homme, comme l’homme à la femme. Oui, le premier dieu qu’elle [la nature] enfanta, ce fut Eros. » Ainsi parle Parménide, au Vs. av. J.-C., dans son poème « Autour de la nature ». Eros, dieu effacé dans l’écrasement des paganismes, dieu dénaturé dans les pornophanies du siècle.

« Vont-ils s’égarer à en perdre le sens ? »,
dit Carine Adolfini-Bianconi.

Pourquoi donc ce détour castrateur par l’âme ? Le mystère le plus tangible et le mieux partagé est le corps lui-même. Ses appels à l’étreinte. La renaissance inlassable du désir, ce manque qui nous comble. Aux temps baroques de la fondation du Carmel, le corps est convoqué dans la méditation comme l’image l’est dans les livres d’emblèmes : il s’agit de prendre appui sur une expérience sensible pour s’élever en esprit, comme dans le songe de Jacob, jusqu’au royaume des anges, jusqu’à l’extase, l’union intime avec le divin. « L’âme cesse de tourner sur elle-même », dit Bergson, « Dieu est là et elle est en lui. » Ne pourrait-il pas tout autant dire qu’il est en elle dans ces noces mystiques sans corps à corps où tout se compénètre et fusionne ? Ou bien, que cesse la dualité, les deux ne faisant plus qu’un ? Mais où donc se forme d’ordinaire l’expérience sensible d’une telle exaltation, si ce n’est dans la relation amoureuse ? Oublions l’âme, terminus ad quem, pour certains. Pas le corps, terminus a quo, pour tous. Le portail est commun, mais les chemins innombrables et, en cours de route, encore plus diverses les pensées et plus précieuses les rencontres. « Tu as eu raison d’être / tu peux recommencer », dit Carine, offrant ainsi à une de ces rencontre un lendemain. Rien qu’un lendemain. Mais un lendemain voulu. Une attente. Un espoir.

« Certains chants ne meurent jamais », 
dit Carine Adolfini-Bianconi.

Si le titre ne résonnait pas comme une formule mystique, nous n’aurions pas commencé notre commentaire en citant Jean de la Croix, comme nous aurions pu en appeler aussi au Livre des demeures, sous titrant Le château intérieur de Thérèse d’Avila. Pour seule illustration, la couverture du recueil de Carine propose un signe, une lettre hébraïque. Elle renvoie à une autre mystique, celle que développe la kabbale juive dans sa mise en correspondance, par le signe, des énergies corporelles et des attributs divins. « Le Saint béni soit-il a sept formes saintes et toutes ont leur correspondant en l'homme », dit au Moyen Âge le Sefer Yetsirah, ou Livre de la création. Plus tard, cette correspondance relie la parole humaine et la parole divine : le Créateur ne crée-t-Il pas le monde en le nommant ? Rien ne saurait donc détruire cette part de divin contenue dès l’origine du monde dans le nom de toute chose. Quelle que soit la manière dont les humains assemblent les lettres et les mots, la parole ainsi formée porte toujours en elle la puissance divine déposée en chaque nom. Un supplément de sens. Ce que la Kabbale tente de percer, pour remonter du peshat, le sens littéral, jusqu’au sod, le sens caché révélant les mystères de la création.

« Chaque bout du mot songe à se croiser en étoile », 
dit Carine Adolfini-Bianconi.

Chaque mot est un assemblage de lettres. Comment le Créateur a-t-Il pu créer le monde en le nommant sans créer avant toute chose la lettre ? À son origine, la lettre n’est pas une forme arbitraire, mais la représentation schématique d’une chose et prend pour nom le nom de cette chose. L’arbitraire du signe n’est que l’oubli des origines du signe, l’effacement de son histoire sensible, l’hypostase de sa valeur logique aux temps présents, contre le tout synthétique ouvert à des interprétations plurielles. Ainsi, la lettre kaf apposée en couverture, outre sa valeur phonétique, porte un nom signifiant « paume, main », et une figure évoquant une main ouverte vue de profil (la posture de la main signant la lettre « c », dans l’alphabet gestuel des sourds-muets, par exemple). Ainsi présentée, c’est la main qui reçoit ou qui présente une offrande, et, par extension de sens, toute ce qui comporte une face concave pouvant servir de récipient. Une béance. 

« Tuer le plein, accueillir le vide », 
dit Carine Adolfini-Bianconi.

Dans cette béance, un point, un daguech, signe de mutation de la consonne. Il donne à voir la lettre kaf non pas à l’état vide, mais à l’état plein. Instantanément. Comme une empreinte. Une chose en soi. Un phénomène visuel précédant toute interprétation. Le moment initial où se joue le « esse est percipi » de Berkeley face à une singularité du monde sensible pénétrant la conscience. « Bienheureux celui qui voit », conclue Stefanu Cesari dans la préface de ce recueil. Encore davantage celui qui décrypte, ajouterons-nous, car il préfère au plein des réponses le vide des questions ; à la position acquise, le pas de plus qui s’offre à lui ; aux mains qui possèdent, celles qui créent.

« Je ne t’appartiens pas mais j’habite tes mains », 
dit Carine Adolfini-Bianconi.

Les mains caressent. Les mains écrivent. Tout aussi bien que l’amante, la langue elle-même pourrait faire siennes les paroles de Carine. La langue, bien commun par excellence, n’est la propriété de personne. Mais elle est prête à se domicilier  dans les mains de qui l’accueille, la pétrit ou la caresse. Renversement. Le créateur ne crée pas ce qui doit être : il ouvre la liberté de poursuivre sans fin l’entrelacement des créations et des interprétations. Peut-être même que les deux ne font qu’un. « Parce que la poésie ne finit jamais elle se continue de mains en mains, de regards en regards, elle existe chaque fois que le livre s’ouvre. » Chaque fois qu’il se réécrit dans une autre langue, ajouterons-nous, en déplaçant le regard des strophes de Carine Adofini-Bianconi, et en le tournant vers leur traduction en corse par Stefanu Cesari. Création d’un autre monde. Un autre « World on paper », comme dit l’anthropologue David R. Olson. Fassent les hommes, plutôt que le ciel, que ce ne soit pas seulement des normes et des lois qui se déposent à fleur de feuille, à fior di carta

[] Xavier Casanova

Carine Adolfini-Bianconi, 
Ma béance ta demeure
Barrettali : À Fior di Carta, 2018. 
108 pages, 13,00 €. 
ISBN 979-10-95053-55-2

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