Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Isularama
25 janvier 2012

Plongée en apnée dans le ravissement immobile

Marceddu Pristu

Le début du XXIe siècle a été marqué par l’irruption inattendue, dans le paysage littéraire insulaire, d’une revue se donnant pour titre une invitation quasi impérative à la fuite, autrefois réservée à ceux que l’on voulait faire déguerpir : « Fora ! », ou « dehors ! ». Ce mot d’ordre singulier était une incitation à s’en aller voir ailleurs ce qui est pire qu’ici, plutôt que de s’abandonner aux délices masochistes du ressasement continu de ce qui, de toute évidence, ne tourne pas très rond chez nous.

C’est alors que Marceddu Pristu publie, à contre courant, « L’Ouverture ambigüe », une construction romanesque inclassable, où il déploie ses phrases interminables dans une magistrale méditation sur les charmes de l’immobilité, déconstruisant toute bonne raison d’aller s’assurer par soi-même que le monde ressemble peu ou prou à ce qu’en disent de bien les dépliants touristiques, et de vrai les géographes sérieux.
 

 

Le rendez-vous à Venise

 

D’ici je sens filtrer par l’entrebâillement des persiennes mi-closes la fraîcheur du soir vénitien et ce courant d’air marin qui chasse lentement la moiteur de la lagune diluant peu à peu ces fumets et ces effluves de soupe et de sardine aussi glauques que le soleil voilé inondant de sa blancheur les façades délabrées derrière lesquelles il faut imaginer une académie de peinture au sommeil si profond qu’en tendant l’oreille on peut même entendre se craqueler le verni séculaire qui brunit quelque Tiepolo couvrant le mur entier d’une des salles de la Ca’ Rezzonica où l’on tire les rideaux pour sasser et ressasser cette lumière déjà si laiteuse et tamisée qu’au dehors elle estompe plus qu’elle ne dessine la silhouette de ce Moïse crayeux d’un autre Sestiere qui s’effrite effaçant toutes les lettres des tables et ne laisse plus que l’image d’un seul et unique destin pulvérulent partagé par les hommes et leurs lois qui ne serait ici rien d’autre que l’écho d’une lumière granuleuse dispersant ses corpuscules sur les mots et les choses pour les obscurcir de fadeur plus que pour en révéler leurs vestigiales splendeurs que seuls perçoivent encore et parfois les artistes dans leurs incessantes batailles contre les ombres qui font surgir des brumes insane et des poussières livides une folle esthétique du contraste et de la carnation dans une impérieuse alchimie sans laquelle Venise ne serait pas comme tu l’imagines cet éternel tableau vivant planté dans les sables du marais et un défi opposé à l’absence de limites sensibles entres le ciel et les eaux que l’on ne peut voir et admirer qu’à travers les vedutte de Canaletto sauf à ne donner aucun horizon à son séjour paludéen et attendre au bord du Grand Canal avec une infinie patience que les cieux veuillent bien sous l’effet de l’heure et du vent s’offrir enfin à nos yeux dans l’improbable tonalité des illuminations et des colorations imaginées par le peintre qui finalement ne reflètent rien d’autre que les artifices de sa palette trompeuse et son coup de trompette final.

L’entends-tu, mon Albertine ?

Aussi plutôt que de nous rejoindre à Dorsoduro, pourquoi ne viendrais-tu pas ici, à Montesoro* ?

 

Marceddu Pristu,
L’Ouverture ambigüe,
Guernsey : Victoria Pier, 2011.
(Coll. Insularities). 768 p.

 


L’AUTEUR

En publiant son œuvre romanesque à Guernesey, sous le pseudonyme de Marceddu Pristu, l’auteur a tout fait pour se prémunir des curiosités de son voisinage, comme du harcellement des correspondants locaux de la presse hebdomadaire locale, prompts à transformer en mythe littéraire toute œuvre à clé.

La plus évidente des clés est le pseudonyme lui-même. En effet, après « Fora ! », comment ne pas interpréter « Pristu ! » comme une surenchère ?


L’ŒUVRE

« L’Ouverture ambigüe » est bien une envolée romanesque à clé, très provocante, dans laquelle on ne compte pas moins de 300 personnages, ce qui équivaut à un tableau à l’échelle 1/1000 de la société insulaire, dressé à partir d’un point d’observation immobile, vers lequel convergent toutes les rumeurs d’un microcosme où il va tellement de soi que tout se sait que poser la moindre question fait courir le risque de dévoiler ouvertement ses ignorances, ce qui est infiniment plus risqué que de faire semblant de tout décrypter mieux que quiconque.
 

 
Notulina

* Montesoro est un des quartiers populaires de Bastia. Tous les autres toponymes renvoient à la géographie mondialement connue de Venise.
Publicité
Commentaires
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Isularama
Publicité