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Isularama
27 septembre 2013

« L’Or est un poison » : un polar à la grecque

 

COUV JL TOURNE

Coup de pouce à l’opus
– Jean-Louis Tourné, tu connais ? – Non, franchement, je vois pas. – Jette un coup d’œil à « L’Or est un poison ». Eblouissant. – C’est chez qui ? – Albiana, dans la Nera. – Pas remarqué. – C’est pourtant son quatrième opus (il donne la liste). – Je connais les titres, je visualise à peu près les couvertures, surtout « Noire Formose », mais je n’ai jamais accolé à tout ça un nom d’auteur, surtout pas un nom unique pour les trois bouquins précédents. Dans ma tête, « Noir Formose », c’était Okuba Kentaro. Mais, puisque tu m’alertes, je vais voir ça de plus près. Ceci dit, il lut, criant « Bigre ! » et écrivant cela :

De l’œuvre au noir vers l’œuvre au blanc
La Nera d’Albiana s’approche de ses dix ans si on compte les millésimes. Comptons plutôt les titres, ce qui permettra de la voir comme une collection plus que trentenaire préparant déjà sa quarantaine. Changement de peau. Le format poche de son adolescence est abandonné au profit d’un format adulte, au standard de la littérature générale, et notamment du roman. Le fond noir disparaît au profit d’une palette de couleurs sombres et indécises. Le visuel se condense, autour d’une seule forme à valeur symbolique. La typographie renoue avec les caractères à empattements, mais au dessin résolument moderne. Grande transformation, donc. En silence. Sans rien dévoiler d’éventuels changements de la ligne éditoriale, qui viendraient expliciter la rénovation du style graphique en annonçant l’émergence d’un nouveau concept. Alors, qu’est en train de devenir la Nera ? Réponse avec L’Or est un poison, le quatrième ouvrage versé par Jean-Louis Tourné à la collection, et le premier des siens à sortir sous la nouvelle livrée.

Un genre et sa percolation
En 2008, avec Les Saints et les morts Jean-Louis Tourné entre dans la Nera en y déposant un crime insulaire sur fond d’antagonismes fonciers pimentés d’indivision. En 2009, Noire Formose propulse un enquêteur Corse dans les antres du dragon asiatique. En 2010, Jeux de vilains projette dans la campagne aquitaine, avatar de la France profonde, un polar rural aussi sanglant qu’amusant. En 2013, L’Or est un poison déploie dans la ville quasiment mythique de Corinthe une enquête policière qui ne manquera pas de surprendre le polar addict qui s’y aventure d’instinct, tout autant que d’abasourdir l’amoureux des belles lettres qui s’y égarerait par mégarde.

Un dépaysement bien conduit
L’histoire est à Corinthe. Mais les marqueurs temporels sont si ténus qu’il est impossible de se fixer sur une époque précise, pas plus que de se situer dans la ville actuelle plutôt qu’à Archéo-Corinthe, voire à Acro-Corinthe. Dans cet univers grec incertain, le narrateur et le personnage principal se confondent. C’est le chef anonyme d’une petite unité de police. Mais, puisque ses acolytes ont un nom fleurant la référence antique – Ploutarchos et Démosthène –, appelons-le Prologos. C’est un personnage de transition, celui qui monte sur la scène du théâtre antique pour montrer au public les héros noyés dans la tragédie. « Oyez et voyez ! » Entendez au milieu des répliques la voix qui émeut. Voyez, sous les ors, comme « les riches » vous ressemblent. Nous ne sommes pas dans un polar standard où le flic est assigné à désigner et punir au nom des dieux ou des rois, pas plus qu’à confondre et châtier au nom du peuple ou de la raison. Nous sommes dans un polar fondamental où le responsable de l’ordre social – flic ou pharmakos – pénètre dans la blessure, qui est toujours plus étendue et plus profonde que ce que délimitent les rubans jaunes enserrant d’ordinaire la scène du crime. Il n’y déplace pas une valise d’instruments de police scientifique, son attirail de pipettes à prélever les indices et son protocole à faire parler les molécules. Il ouvre les yeux, croise les regards et capte les postures. Il s’efface aussi pour laisser entendre la plainte. La vraie. Pas la plainte légale du plaignant. L’élégie. La détresse. Celle qui interrompt le cours du livre comme le chœur antique interrompt le déroulement de la tragédie pour faire entendre, sur le mode majeur de la poésie, ce qui dépasse le jeu des acteurs, surpasse les répliques des personnages, surnage au dessus de l’intrigue et peu à peu submerge l’entendement du spectateur. Nous ne sommes pas dans un polar standard où la raison triomphe, mais où elle titube, vacille et chancelle. Jusqu’où ? Nous n’en dirons rien de précis. « Lisez ! » Disons, jusqu’à la catharsis, ce qui est la moindre des choses pour un polar d’un tel souffle.

Une dimension hypertextuelle
Par contre, ce n’est pas déflorer l’intrigue que de souligner à nouveau la distribution des noms : elle participe largement au glissement du fait divers à la tragédie antique. Ploutarchos, litt. archi-riche, est le pauvre d’entre les pauvres : le lien entre la cité et son dépôt d’ordures : cloporte et colporteur. Démosthène, le petit adjoint, porte le nom du fameux orateur – par ailleurs surnommé le bègue –, celui que Plutarque (Ploutarchos) rapproche de Cicéron dans ses Vies parallèles des hommes illustres. Le général se dénomme Stratigis : le stratège, le bien nommé, donc. Il se prénomme Jason, un clin d’œil à la Toison d’or et au titre de l’ouvrage lui-même. Son épouse n’a pas de nom : la Stratigis. Parfois, La Princesse, ce qu’elle était avant de devenir épouse. Glaucé, fille de Créon Makropoulos, porte très exactement le prénom de la fille du Créon antique, roi de Corinthe. Le patronyme est-il une allusion à L’Affaire Makropoulos ? Dans cet opéra de Janacek (donné à l’opéra Bastille en 2009) Makropoulos a autrefois administré à sa fille, au XVIe s., un élixir d’immortalité qui, depuis, la régénère tous les 60 ans. Qu’il y ait ou non allusion, cette histoire s’accorde bien avec les vertus jadis attribuées à « l’or potable », l’élixir de jouvence dont abusa, à ce que l’on dit, par exemple Diane de Poitier. Quant à la vieille pie qui jase, entre ragot et oracle, elle s’appelle Elefthéria, ce qui se traduit par liberté, si on se contente des approximations parant d’un sens moral les ors de la République, ses drapeaux et ses blasons. Il vaudrait mieux entendre « insoumise » et imaginer qu’elle en a tant vu qu’elle s’en laisse peu conter, s’affranchissant ainsi de toute convention. Privilège de l’âge.

Oublier les références
Qu’on se rassure, aucun de ces noms n’est utile à l’intrigue : il suffit qu’ils désignent et distinguent les protagonistes. Leur exégèse n’est qu’un amusement de plus, totalement gratuit, bien au delà du plaisir immédiat d’être entrainé dans un récit dosant de manière admirable le caractère toujours prosaïque d’une enquête de police menée par un fonctionnaire très ordinaire, ses surprises et étonnements à pénétrer le monde des « riches » avec lequel il n’avait jamais eu affaire, tandis qu’en parallèle se développe cet autre texte qui bourdonne d’abord dans sa tête, puis lui échappe et délivre de manière de plus en plus précise et concentrée l’essence même du drame, dont, finalement, le crime n’est qu’un accident, les personnages la substance et le policier un jouet. Mais n’est-ce pas l’auteur lui même qui se détache des conventions du genre et se propulse bien au-delà, faisant progressivement naître sous nos yeux médusés ce qu’il pourrait advenir de son écriture même, et de son œuvre, si venaient à s’épanouir les attentes des lecteurs ? En romain, le polar. En italique, la rhapsodie. Lisez et tranchez ! Il n’appartient finalement qu’à nous, communauté informelle des lecteurs, soit de ramener Jean-Louis Tourné à ses origines : un polar bien ficelé remarquablement servi par un style mûr et pur. Ou bien d’en attendre désormais, après ces quatre brillants galops d’essais sous trame policière, un roman de grande envergure. Je parie que cette trame n’était qu’un échafaudage, utile pour soutenir les premiers pas dans l’écriture comme pour les guider dans la lecture d’un nouvel auteur. Un appareillage désormais appelé à disparaître.

Qu’est la Nera en train de devenir ?
Rien d’autre qu’une collection qui, sans renier ses origine, ancrées dans le roman policier, semble s’ouvrir davantage aux romans policés. À la barbe de tous les préjugés dominants, et surtout de ces belles mécaniques civilisatrices qui se retournent comme des peaux de lapin : « Ils ne cherchent point à nous policer, nous autres sauvages ; ils trouvent plus aisé de se faire sauvages comme nous. » (Chateaubriand, Les Natchez, 1826, p. 244). L’œuvre au noir est utile pour aider les civilisateurs à s’ensauvager avec finesse. L’œuvre au blanc, pour continuer à nous policer à notre façon. À l’écart des faux-semblants. Avec quelques textes denses, qui méritent autant d’être lus qu’éclairés de quelques commentaires. Tel ce polar à la grecque, à la prose farcie de détours fantastiques et de parcours poétiques. Pane è cumpane.

[] Xavier Casanova

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